« Cent deux et vingt cinq» – Génocide des Arméniens et République d’Arménie, ou comment voir ce que l’on voit.
Le 24 avril 2017 : 102e anniversaire du génocide des Arméniens. C’est bien cela ? J’ai bien compté ? Après cent, on recommence une deuxième centaine. Jusqu’au second centenaire, en 2115, aucune date ne pourra rivaliser avec 2015, l’année du centenaire, et la ferveur commémorative pourrait s’en ressentir… L’année dernière, c’était le 101e, et force est de reconnaître que nous nous sentions déjà quelque peu déboussolés.
La lutte pour la reconnaissance du génocide, celle pour l’obtention de réparations, la mémoire des terres ancestrales ont été, pour les Arméniens, des vecteurs identitaires puissants pendant tout un siècle. Année après année, puisant aux sources de leur patrie perdue, pendant qu’ils rendaient hommage aux victimes innocentes, les Arméniens sont devenus l’un des peuples les plus sensibles aux idéaux universels de justice et de fraternité. Ils le sont devenus, pourrait-on dire contraints et forcés, parce qu’ils ont subi le pire, s’en sont relevés, n’ont pas oublié. L’injustice avait des comptes à leur rendre, quelle qu’elle soit, où et qui elle frappe. C’est donc à travers la défense des valeurs universelles de justice et de fraternité que les Arméniens ont honoré la mémoire de leurs morts. Et c’est cela qui a contribué à façonner leur identité – qui était hors-sol en diaspora – avec ce qui restait de leur langue, de leur histoire, de leur civilisation.
Et il y a 25 ans, une Arménie indépendante a surgi sur la scène internationale en même temps que s’écroulait le mur de Berlin, et les regards depuis la diaspora se sont tournés vers elle et vers l’Artsakh, vers ce qui permettait de renouer avec une continuité territoriale séculaire ne serait-ce que sur le 10e des territoires historiques arméniens. Mais aujourd’hui, lorsque les yeux se tournent vers la République d’Arménie, les idéaux de justice et de fraternité – qui ont été le ciment du peuple arménien – paraissent singulièrement altérés. Personne en diaspora n’ignore la nature oligarchique du pouvoir en Arménie, c’est-à-dire la nature d’un système politique où le pouvoir appartient à quelques familles qui ont capitalisé des millions, voire des milliards de dollars en moins d’un quart de siècle, dès l’instant où le système soviétique s’est trouvé démantelé. Elles ont dévasté l’économie de l’Arménie, dépouillé sa population, privatisé à leur seul avantage la solidarité financière de la diaspora. EIles ont amassé et continuent d’amasser de jolis magots qu’elles cachent dans les paradis fiscaux. Personne n’ignore que ce pouvoir perdure par la grâce d’élections truquées, au nombre desquelles les élections législatives du 2 avril dernier. Personne n’ignore que cette situation économique et morale a provoqué une émigration de masse évaluée à plus d’1.500.000 personnes, chiffre emblématique qui sidère en signifiant une constance dans le malheur. Personne n’ignore que loin de faire de la sécurité du pays la priorité, l’oligarchie au pouvoir détourne à son propre profit les sommes qui devraient être consacrées à la modernisation de l’armée. Personne n’en oublie les conséquences : plus de cent conscrits tués aux frontières lors du mois d’avril de l’année dernière faute d’armements et de renseignements militaires adéquats. Et personne n’ignore l’existence de plus de vingt mille policiers qui constituent la garde rapprochée du pouvoir et que nous voyons à l’œuvre lors de manifestations pacifiques, dotés d’armes les plus sophistiquées. Personne n’ignore tout cela et bien plus encore. Mais alors ? Mais alors pourquoi seule une infime minorité en diaspora exprime-t-elle sa solidarité envers ceux qui, en Arménie, ont le courage de s’élever contre le système en place. Pourquoi ? En 1910, dans Notre jeunesse, Charles Peguy écrivait : « Il faut toujours dire ce que l’on voit. Surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit. » Oui, il est difficile de voir ce que l’on voit. Cela demande un travail sur soi. Il est urgent que la diaspora entreprenne ce travail sur elle-même, car sinon sa propre identité n’y survivra pas, si elle continue à bafouer les idéaux de justice et de fraternité, elle n’y survivra pas.
Aujourd’hui, la ferveur commémorative post-centenaire devrait être appelée à s’exprimer autrement. On ne peut plus réclamer justice, reconnaissance, réparation pour le passé tout en étant dans la négation des méfaits accomplis par la coterie au pouvoir en Arménie depuis l’indépendance.
Aujourd’hui, honorer les victimes du génocide, ne peut pas se faire sans entendre la souffrance du peuple en Arménie, cela ne peut se faire sans exiger la libération des prisonniers politiques qui croupissent dans les geôles en Arménie, certains jusqu’à en mourir. Aujourd’hui, honorer les victimes du génocide, c’est mener des combats pour une Arménie véritablement libre et indépendante, soucieuse des droits de chacun de ses citoyens et répondant aux aspirations profondes du peuple arménien en Arménie, comme en Artsakh, au Djavakhk ou sur les terres de l’Arménie occidentale ou encore en diaspora, en fidélité aux valeurs universelles
Liliane Daronian
(Parution physique également dans Nor Haratch, n° 1055, 20 avril 2017)